---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Heinrich Wölfflin

Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (extrait)

 

Traduit de l’allemand par Claire et Marcel Raymond

Présentation de Catherine Wermester


Au fond, il s’agissait de la même exigence que celle qui réclame d’utiliser un thermomètre pour mesurer la chaleur...

 

Par Catherine Wermester



 

Contribution essentielle à la réflexion sur la notion de style dans les arts plastiques, les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art de Heinrich Wölfflin (1864-1945), publiés en 1915, sont devenus un classique et une lecture obligée pour tout étudiant ou chercheur en histoire de l’art. L’auteur y explicite autant qu’il y met à l’épreuve son projet général, sensible dans tous ses livres antérieurs, de construire une « histoire interne » et, pour ainsi dire, « naturelle » de l’art. Il veut doter sa discipline d’une dimension scientifique, la faire échapper à l’arbitraire du jugement ou du commentaire subjectif. « Je n’écrirai jamais sur des personnes, note-t-il dans son journal au milieu des années 1920, seulement sur des faits objectifs. C’est pourquoi les sciences naturelles me sont si sympathiques. »

 

Si, d’une manière générale, Wölfflin tient pour une vue de l’esprit la possibilité pour un historien de l’art de se replonger dans une époque lointaine, il se défie tout autant et en bonne logique de l’exercice fort répandu en histoire de l’art que constitue l’étude biographique. En 1925, il décline la proposition qui lui est faite d’écrire une biographie de Rembrandt. Lui qui a dû faire face à de multiples critiques, argue qu’il est si difficile d’être un tant soit peu compris par ses contemporains et les initiés, que l’idée même qu’il soit loisible à un historien de l’art contemporain né à Winterthur de rendre compte de la vie d’un artiste hollandais mort depuis des siècles est « grotesque 4 ». L’histoire de l’art que Wölfflin propose dans ses Principes fondamentaux n’est ainsi pas une histoire des artistes, pas plus qu’elle est une histoire des chefs-d’œuvre. Elle est étrangère à toute anecdote, ne contextualise pas les œuvres ni n’entretient de lien avec les sources littéraires. En effet, si l’essence de l’art est pour lui fondamentalement visuelle, son histoire comme son développement sont immanents.

 

Son projet d’écrire une « histoire de l’art sans noms » — expression qu’il place lui-même entre guillemets dans son avant-propos à la première édition de son livre, comme pour affirmer sa proximité avec le positivisme d’Auguste Comte —, a comme modèle idéal implicite la science. Aussi Wölfflin n’entendil parler que de ce qui pourra être démontré, vérifié et tenu pour objectif. Sans doute cette exigence est-elle pour lui plus déterminante que la position formaliste qui, non sans raison, lui a souvent été attribuée et dans laquelle il ne s’est jamais reconnu. En 1924, au moment de quitter l’université de Munich pour celle de Zurich, il couche quelques idées dans son journal en vue du discours qu’il doit prononcer à cette occasion. Il y parle de« jugement exact », usant de l’adjectif utilisé en allemand pour les sciences du même nom :

 


« Je passe pour formaliste, froid. Je ne le suis pas. »


« Je n’ai pas écrit les Principes fondamentaux pour mécaniser l’histoire, mais pour porter un jugement exact [exakt]. J’ai toujours trouvé fâcheux l’arbitraire et les éruptions sentimentales incontrôlables. »

 

 

En bonne logique, Wölfflin évitera les jugements de goûts, et s’interdira — sans toujours y parvenir d’ailleurs — les arguments normatifs. Il ne cesse de le répéter, son objectif n’est en aucune manière d’établir une quelconque hiérarchie, ni entre les pays, ni entre les époques, ni entre les artistes. Mais ce qui fondamentalement le distingue de la majorité de ses contemporains historiens de l’art, c’est de vouloir s’approcher au plus près de ce que l’œuvre a de spécifique ; de séparer la forme de l’expression, de l’isoler et de la considérer pour elle-même, avec méthode. S’il ne nie pas que chaque artiste ait son style propre, que l’on puisse discerner des différences dans la manière et les intérêts de tel individu par rapport à tel autre qui lui est contemporain et, à une autre échelle, dans l’art d’un pays ou peuple par rapport à un autre, il ne s’agit que de variantes, incapables de remettre sérieusement en cause l’homogénéité stylistique aisément observable dans l’art d’une époque donnée. Au bout du compte, les différences qu’il pointe dans ses analyses d’œuvres singulières s’effacent au profit d’une histoire de l’art et des styles conditionnée moins par les individus ou les sources littéraires que par les transformations intervenues dans les modes de vision et de représentation à diverses époques. Tel est le fait d’une importance selon lui déterminante, le seul qui soit véritablement capable d’expliquer les mutations stylistiques. « Tout n’est pas possible en tout temps », écrit-il dans son introduction avant de poursuivre : « La vision a son histoire, et la révélation de ces catégories optiques doit être considérée comme la tâche principale de l’histoire de l’art. »

 

Conformément à cette logique, c’est de l’examen des œuvres elles-mêmes que l’auteur entreprend d’inférer les catégories optiques qu’il invoque, pour ensuite les valider à l’appui d’un corpus potentiellement immense, rassemblant la peinture, la sculpture et l’architecture européennes appartenant à deux époques et styles distincts, le classicisme de la Renaissance et le baroque, ce dernier ayant cessé avec lui d’être une bizarrerie et un avatar dégénéré du premier. Son analyse, laissant de côté plusieurs pays d’Europe, prétend cependant embrasser l’art de l’Occident européen tout entier, ce qui, rappelons-le, ne va pas de soi dans l’Allemagne de 1915. Ainsi qu’il l’indique dans son avant-propos à la première édition, les résultats de son enquête limitée à l’art moderne n’en ont pas moins vocation à s’appliquer à d’autres périodes.

 

Ses principes fondamentaux se déclinent en cinq couples  antithétiques : linéaire / pictural, plans / profondeurs, forme fermée/forme ouverte, multiplicité/unité et enfin clarté/obscurité. Chacun de ces couples constitue une opposition absolue, et chacun de leurs termes, un idéal. Ainsi, pour expliciter les principes du linéaire et du pictural, il met en regard pour mieux les opposer deux dessins, respectivement réalisés par Dürer et par Rembrandt. Il a choisi deux nus féminins à seule fin de démontrer le caractère absolument secondaire du sujet. Si la confrontation de l’œuvre de Dürer avec celle de Rembrandt fait clairement apparaître son caractère linéaire, ce n’est jamais que de manière relative, en fonction du second terme de la comparaison, qu’une œuvre quelconque pourra être située entre les pôles du linéaire et du pictural. Ainsi, linéaire par rapport à un Rembrandt, une œuvre de Grünewald confrontée à un Dürer tirera vers le pictural.

 

Indéniablement, la comparaison constitue une méthode obligée pour quiconque veut définir un style. Sous la plume de Wölfflin, elle fait cependant l’objet d’un usage si systématique que sa valeur heuristique s’en trouve affirmée : chaque fois que deux œuvres seront placées en opposition, la première aidera à découvrir et à isoler les caractéristiques formelles de la seconde, et inversement. Essentielle à la démarche de l’auteur, elle témoigne aussi de ses ambitions pédagogiques. À la fin du XIXe siècle, la projection de diapositives, très répandue dans les pays de langue allemande où l’histoire de l’art a acquis une légitimité certaine, est devenue un outil privilégié, remplaçant progressivement les gravures jusque-là tenues pour plus fiables que les procédés photographiques. À Berlin, où les diapositives sont largement employées, Wölfflin qui vient d’être nommé professeur (1901-1902), innove avec la pratique de la double projection, parfaitement cohérente avec sa méthode. De même, dans ses Principes fondamentaux, l’auteur ne cesse de comparer. Il confronte deux œuvres de la même époque ou au contraire éloignées dans le temps, réalisées par des artistes appartenant à la même aire géographique ou au contraire à deux régions différentes, déclinant toutes les combinaisons possibles à l’intérieur du procédé.

 

 ----------------------------------------------------------- 


 

« … maintenir ce concept en vie, surmonter le désordre destructeur et permettre à l’œil de rétablir un rapport clair et ferme avec le visible.

C’est dans cette voie que s’engage le présent ouvrage et c’est le but qu’il vise. Il s’occupe de l’histoire intérieure, pour ainsi dire de l’histoire naturelle de l’art, non de l’histoire des artistes et de leurs problèmes, même s’il se pourrait bien qu’en se penchant sur l’évolution des individus, on découvre que ceux-ci sont soumis aux mêmes lois que celles qui régissent l’évolution générale de l’art.

 

Son intitulé même établit clairement que cet ouvrage n’aborde pas tous les concepts qui ont cours en histoire de l’art. Mais il ne fait pas partie des livres qui ont pour but de clore les débats. Il participe au contraire à la catégorie des recherches qui tâtonnent et ouvrent des voies, désireuses d’être au plus

vite dépassées par des études singulières allant au fond des choses. »

 

HW

Munich, automne 1915



----------------------------------------------------------- 


 

Préface de la deuxième édition

 

« Pourtant tirée à de nombreux exemplaires, la première édition a, contre toute attente, été rapidement épuisée.

 

La nouvelle publication n’apporte presque aucun changement au niveau du texte et seul le nombre d’illustrations a augmenté.

 

Pour en revenir au texte, l’auteur n’a pas, pour le moment, le recul nécessaire pour l’enrichir de considérations supplémentaires. De même, il reporte à plus tard la rédaction d’une argumentation structurée qui répondrait aux remarques critiques qui lui ont été faites par ailleurs. Qu’il soit simplement redit ici que ce travail réside fondamentalement dans la mise en œuvre de concepts en tant que tels et que la question de savoir dans quelle mesure ces concepts conservent toute leur valeur au-delà de ce cas historique précis ne concerne pas le cœur du débat.

 

Mais ma plus grande joie a été de constater que c’est dans son atelier de créateur que l’artiste a donné à ces considérations leur plus grande portée. »

 

HW

Munich, été 1917

[Traduction de Guy Ballangé]



-----------------------------------------------------------  



Introduction

 

1. La double origine du style

 

Ludwig Richter raconte dans ses Souvenirs que, durant son séjour à Tivoli, il entreprit avec trois camarades de peindre un fragment de paysage, tous quatre ayant décidé de ne pas s’écarter d’un cheveu de la nature. Ils choisirent le même modèle ; chaque peintre, d’ailleurs honorablement doué, s’appliqua à représenter exactement ce que voyaient ses yeux ; une fois achevés, néanmoins, les tableaux furent aussi différents que l’était la personnalité des quatre jeunes gens. Le narrateur en conclut qu’il n’existe pas de vision objective des choses et que chaque artiste saisit la forme et la couleur suivant son tempérament.

 

Pour l’historien de l’art, cette constatation n’a rien de surprenant. L’aphorisme n’est pas nouveau, suivant lequel chaque peintre peint « avec son sang ». Tout ce que l’on peut dire pour définir les maîtres et leur « main » revient à distinguer des types de création individuelle de la forme.

 

Pourtant, même quand on a affaire à des peintres dont les goûts s’apparentent étroitement — et il est probable qu’à nos yeux les quatre paysages de Tivoli eussent été sensiblement pareils, et tous pour nous du genre nazaréen — la ligne laisse voir chez l’un des angles plus accusés, chez l’autre plus arrondis ; elle se déroule sur un rythme tantôt lent et tranquille, tantôt rapide et tumultueux. De même que les proportions frappent celuici par ce qu’elles ont d’élancé et celui-là par ce qu’elles ont de large, le modelé d’un corps s’offrira à l’un dans sa plénitude et l’abondance de sa sève, tandis qu’un autre appréhendera les mêmes saillies, les mêmes évidements avec plus de mesure et de retenue. Semblablement pour ce qui est de la lumière et de la couleur. L’intention d’observer son modèle au plus près n’empêche pas le peintre de saisir la couleur tantôt dans ce qu’elle a de plus chaud, tantôt dans sa froideur, ni d’éprouver dans toute sa douceur une ombre qui pour un autre sera plus dure, ni qu’un rayon de lumière soit parfois plus sourd, parfois plus vif et jaillissant.

 

Mais laissons de côté toutes les contraintes qu’entraîne la soumission à un modèle commun, et nous verrons les styles individuels se révéler plus clairement encore. Botticelli et Lorenzo di Credi s’apparentent par leur époque et leur lieu d’origine ; tous deux sont des Florentins de la fin du Quattrocento. Or, quand Botticelli peint un corps féminin, celuici, de par sa nature même et par un certain mode d’appréhension de ses formes, lui appartient aussitôt en propre, et se différencie d’un nu de Lorenzo aussi nettement qu’un chêne d’un tilleul. Par sa manière impétueuse de diriger la ligne, Botticelli crée une forme bouillonnante de verve qui lui est particulière ; Lorenzo, lui, modeleur pensif et réfléchi, puisa sa force dans la contemplation d’une image apaisante. Rien de plus instructif que de comparer le bras, replié de la même manière dans les deux tableaux. Chez Botticelli : un coude pointu, l’avant-bras marqué d’un trait accentué, les doigts s’écartant sur la poitrine comme autant de rayons, toutes les lignes dessinées avec énergie. Lorenzo di Credi, à côté, paraît languissant. Sa forme, bien que modelée de façon persuasive et éprouvée plastiquement, n’a pas le pouvoir de choc qui se dégage du contour de Botticelli. Différence de tempérament, qui se manifeste aussi bien dans l’ensemble que dans le détail des œuvres de chaque peintre. Le dessin d’une aile du nez, à lui seul, suffirait à déceler le caractère essentiel d’un style.

 

Pour la toile de Lorenzo, c’est une certaine femme qui a posé, mais il n’en est pas de même pour Botticelli. Toutefois, on reconnaîtra aisément que, dans l’un et l’autre cas, le mode d’appréhension de la forme est lié à une idée déterminée de la beauté corporelle et de la beauté du mouvement ; et si Botticelli incarne parfaitement son idéal formel dans une figure qui se dresse, effilée et svelte, Lorenzo, on le sent pareillement, n’est pas gêné le moins du monde par son modèle pour faire passer sa nature propre dans le mouvement et la mesure des formes.

 

La stylisation des draperies fournit, à cette époque, un matériel très riche au psychologue de la forme. D’un nombre d’éléments relativement restreint naît une variété incroyable d’expressions fortement individualisées. Des centaines de peintres ont représenté la Vierge assise, l’ample robe entourant les genoux de ses plis abondants ; à chaque fois, c’est une forme nouvelle qui révèle un personnage tout entier. Mais tout autant que dans les grandes lignes de l’art italien de la Renaissance, la draperie prend une signification spéciale dans la peinture de cabinet, de style « pictural », du XVIIe siècle hollandais.

 

On sait que Gerard Ter Borch s’est plu à peindre le satin et qu’il y a fort bien réussi. À voir cette étoffe si parfaitement élégante, on ne parvient pas à s’imaginer qu’elle pût être autrement dans la réalité ; c’est pourtant l’élégance du peintre qui s’exprime dans ces formes. Metsu, par exemple, a saisi d’une tout autre façon le phénomène du façonnement des plis : il met en évidence le poids du tissu, le poids des plis qui tombent, tandis que la trame a moins de finesse ; le pli est traité avec moins d’élégance et il lui manque la nonchalance agréable et l’espèce de brio qui en constitue le charme. C’est bien toujours du satin, et peint par un maître, mais l’étoffe de Metsu paraît presque terne à côté de celle de Ter Borch. S’agit-il d’une fâcheuse disposition d’esprit, qui se serait manifestée occasionnellement?

----------------------------------------------------------- 


Chapitre 1

 

Linéaire et pictural

 

Généralités

 

1. Linéaire (dessin, plastique) et pictural.

Image tactile et image visuelle

 

Pour exprimer de la manière la plus générale la différence qu’il y a entre l’art de Dürer et celui de Rembrandt, on dit que le premier est linéaire et le second pictural. Et ainsi, au-delà de ce qui sépare deux individus, on caractérise consciemment deux époques. De linéaire qu’elle était au XVIe siècle, la peinture occidentale s’est développée au XVIIe siècle dans le sens d’un art pictural. Sans doute n’y atil qu’un Rembrandt au monde, mais un changement décisif s’est produit partout dans les adaptations de l’œil ; et qui voudra préciser sa relation (quelle qu’elle soit) à l’univers des choses visibles, devra se référer d’abord à ces deux modes de vision, qui s’opposent dès le principe. À l’art linéaire succède l’art pictural, lequel n’est pas concevable sans le premier, ce qui ne signifie pas qu’il lui soit supérieur dans l’absolu. Le style linéaire a donné naissance à des valeurs que le style pictural ne possède plus et qu’il renie. Il s’agit bien de deux conceptions du monde, différemment ordonnées quant au goût et à l’intérêt qu’elles supposent pour les choses de la vie, toutes deux capables cependant d’apporter une image complète de l’univers visible.

 

Bien que dans le « phénomène » du style linéaire, la ligne ne représente qu’une part de l’objet, et que le contour ne puisse être séparé du corps qu’il cerne, il est tout de même permis d’en revenir à la définition courante et d’affirmer que dans le style linéaire toutes choses sont vues suivant des lignes tandis qu’elles le sont par leurs masses dans le style pictural. Voir de façon linéaire, c’est donc chercher le sens et la beauté des choses en premier lieu dans leurs contours — les formes intérieures ayant elles aussi leurs contours — en sorte que l’œil soit guidé vers les limites des objets et soit invité à les appréhender par les bords. Voir par masses, en revanche, c’est détourner son attention des limites, les contours étant devenus plus ou moins indifférents, et les objets apparaissant alors comme des taches qui constituent l’élément premier de l’impression. Peu importe en ce cas que ce soit la couleur qui nous parle ou seulement des espaces clairs ou obscurs.


----------------------------------------------------------- 

Chapitre 2

 

Plans et profondeurs

 

Peinture

 

1. Généralités

 

Dire qu’une évolution s’est produite, allant d’une représentation en surface à une représentation en profondeur, ce n’est rien dire de nouveau, car il va de soi que les moyens d’exprimer la plénitude corporelle et la profondeur de l’espace ne se sont développés que graduellement. Aussi bien ne s’agit-il pas de prendre en ce sens ces deux catégories. Le phénomène que nous avons en vue est autre : il se trouve qu’au xvie siècle, à l’époque même où l’art a possédé parfaitement tous les moyens de représenter l’espace, il a adopté le principe de l’enchaînement des formes sur un même plan ; puis, ce principe a été abandonné au siècle suivant en faveur d’une évidente composition en profondeur. D’une part, on voue toute son attention aux plans, qui s’offrent au regard comme des tranches successives, parallèles au-devant de la scène ; d’autre part, on vise à dérober à la vue ces plans, à les dévaloriser, à les rendre inapparents, pendant qu’on accentue tout ce qui relie le premier et l’arrière-plan du tableau ; il en résulte que le spectateur est attiré par ces liaisons en profondeur.

 

On peut affirmer sans paradoxe, malgré l’apparence — les faits l’attestent suffisamment — que le xvie siècle, plus que le xve, a goûté la composition en surface. Tandis que le mode de représentation des Primitifs, peu évolué, est généralement lié à une vision sans profondeur — bien qu’il soit manifeste que ces peintres se sont efforcés de rompre cette contrainte de la surface plane — sitôt que l’art s’est acquis la maîtrise du raccourci et le secret de l’approfondissement de la scène, il accorde logiquement et consciemment sa préférence à une forme de vision qui implique la distinction des plans, quitte à admettre deci de-là des motifs en profondeur, mais sans que l’ordre de composition par plans cesse d’exercer partout son action régulatrice. Les motifs en profondeur de l’art primitif font le plus souvent l’effet d’une incohérence, et la disposition par zones superposées horizontales ne semble que pauvreté ; dans l’art qui lui succède, le plan et la profondeur constituent un seul et même élément et, précisément parce que tout est saisi en raccourci, la décision de l’artiste de s’accommoder d’un ordre de composition par plans nous apparaît pleinement volontaire ; nous avons le principe ancien de la composition par plans ; ce qui frappe plus que l’existence même de ces tranches, c’est leur éloignement croissant ; il est d’ailleurs impossible de les considérer isolément.

 

C’est à tort qu’après des observations superficielles on puisse réduire le phénomène à une formule. Il est clair que le jeune Rembrandt, après avoir payé tribut à son époque en échelonnant ses personnages dans la profondeur, a recouvré son indépendance en ses années de maturité : après avoir disposé ingénieusement ses personnages les uns derrière les autres, dans l’eau-forte de 1633 qui a pour sujet le bon Samaritain, il les plaça les uns à côté des autres, beaucoup plus simplement, dans le tableau de 1648 qui appartient au Louvre. Et pourtant, il ne peut être question là d’un retour à un ancien principe stylistique. Le principe nouveau apparaît d’autant plus évidemment dans cette composition en zones distinctes que tout y est mis en œuvre pour que les personnages ne se trouvent pas alignés.

 

----------------------------------------------------------- 

 

2. Les motifs caractéristiques

 

Pour saisir l’évolution des motifs caractéristiques, prenons le cas le plus simple : celui de la scène à deux personnages qui, au lieu d’être côte à côte, sont placés obliquement l’un derrière l’autre. On pourra se rapporter au thème d’Adam et Ève, au salut angélique de l’Annonciation, à l’histoire de saint Luc peignant la Vierge, et à d’autres situations analogues, quel que soit leur nom. Je ne prétends pas que, dans le baroque, toutes les images de ce genre présentent les personnages en diagonale ; c’est néanmoins la disposition la plus fréquente, et là où on ne la rencontre pas, le peintre trouve d’autres moyens d’empêcher que s’éveille l’impression d’un côte à côte sur un seul plan. Inversement, dans l’art classique, il y a bien des exemples de rupture du plan, mais l’essentiel est que le spectateur ait conscience de cette rupture. Bien entendu, il n’est pas indispensable que tout s’ordonne sur un seul plan ; ce qui importe, c’est que l’anomalie soit éprouvée comme telle.

 

Comme premier exemple, nous choisirons le tableau de Palma Vecchio représentant Adam et Ève. L’ordre de composition qui s’offre à nous n’est pas du tout la survivance d’un type ancien, il manifeste une forme de beauté classique absolument neuve qui a pris énergiquement possession de l’espace afin de rendre chacune de ses zones également vivantes. Chez le Tintoret, cet art de mettre les choses comme en relief a disparu ; les personnages se sont déplacés dans le sens de la profondeur, Adam et Ève sont reliés par une ligne diagonale que le paysage, avec son éclairage lointain, fixe solidement à l’horizon. La beauté des surfaces planes est remplacée par la beauté de la profondeur, cette dernière étant toujours rattachée à l’impression du mouvement.

 

Le thème du peintre et de son modèle — que l’art ancien a connu avec le saint Luc peignant la Vierge — évolue de façon analogue. Afin d’étendre notre comparaison à des peintres septentrionaux (et d’envisager ainsi un plus grand intervalle dans le temps), opposons au schéma baroque de Vermeer le schéma d’un peintre de l’école de Dieric Bouts où se montre parfaitement pur, quoiqu’un peu gauche, le principe de la division de l’image

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------



Raphaël, La Dispute du Saint-Sacrement. 
Seconde fresque principale de la Chambre 
de la Signature (avec L'École d'Athènes), 
l'une des quatre Chambres de Raphaël 
au palais du Vatican. Réalisation :  
1509-1510. Dimensions : 500 × 770 cm






Raphaël, Héliodore chassé du temple, 
Chambre d'Héliodore. Ré. : 1509-1510. 
Dimensions : 500 x 770 cm